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Mumbai -Travelling 2009

MUMBAI
Chronique
04 Mars 2009
J’arrive à Mumbai très tôt : 4 h du matin.Je trouve une chambre dans Colaba, près du Taj-Mahal.
Je dors peu. Je photographie tout de suite à Colaba Market. Je trouve les gens très gentils ici.
Je photographie et vois un bâtiment évidé. Il a été bombardé. On me parle de l’attaque terroriste.
Des personnes ont perdu des proches. Certains sont sous le choc. Le bâtiment est bâché blanc.
Les bâches claquent au vent, un moulin fou. Je photographie et je mac-book immédiatement.
Les 33 ° me conviennent tout de suite, quelques heures. Mumbai, odeurs de coriandre et de mer,
de poudre et de stress parfois, puis la sérénité des petits matins tropicaux.
05 Mars 2009
Jet-lag en douceur, breakfast, je vois des gens que j’ai vus l’année dernière.
Le petit tour de repérage, depuis hier, est fait. Eux m’ont repéré, je fais des photos.
Ils le savent et il vaut mieux car à Colaba, Indhouïstes et Musulmans cohabitent,
travaillent ensemble. Et c’est précisément là qu’a eu lieu la prise d’otages et l’attaque.
Justement, une volée de pétards claquent dans le petit matin puis un blanc… sec.
Ça pourrait ressembler à une mauvaise plaisanterie, mais il s’agit d’une grève de chauffeurs de bus.
C’est donc sérieux. Tout le quartier est marqué. La moindre piqûre de rappel et l’écho des bombes
se propage, courte épouvante. C’est pourquoi, il est nécessaire de se faire repérer, surtout quand
on fait des photos. Un appareil sous la chemise ressemble à s’y méprendre à n’importe quel flingue
et comme tout est vif… Il s’agit qu’il n’y ait pas d’équivoque. Je photographie donc avec une grande
liberté et je profite à fond de ce premier regard dans l’énergie de la surprise, de l’étonnement,
du spontané ; Mumbai -Travelling continue…
06/07/08 Mars 2009
Je trace en rouge des axes sur le plan. Je pars en taxi, en bus, en train, à pied. Je continue le travelling.
Je scotche mon petit pied aux échafaudages, aux poteaux. Je photographie de nuit au déclencheur souple.
Je change de chambre et d’hôtel. Celle-ci ne fait plus qu’un mètre quarante sur deux quatre-vingt.
Mais j’ai une fenêtre aussi large que la pièce et je vois la mer. Ces jours-ci, je dois souvent expliquer
pourquoi je photographie. Je photographie partout où je vais, de jour et de nuit. Victoria Station, là où a eu lieu
une attaque sanglante, la police me demande de ne pas faire de photos dans la gare, que c’est interdit,
je ne le savais pas. J’ai dû effacer une image et en parlementant gentiment, calmement, à sauver tout le reste.
Il devait être compliqué de faire un rapport. A Cotton-Green, quartier près des docks, les gens me disent qu’il
n’y a rien à voir ici, qu’ils sont pauvres. Je leur réponds que je photographie partout à Bombay, sauf si ça dérange
les gens, que je raconte une histoire de Bombay. Alors tout se passe bien.
Le lendemain, c’est à Pravack-Park, au petit port où ont débarqué les terroristes, qu’un policier m’aborde,
très autoritaire. Nous avons parlé longtemps, il m’a branché et forcé à m’expliquer. Il me dit qu’il ne faut
pas photographier « the poor people », qu’il ne faut pas photographier toujours ça. Alors je lui ai montré.
Il y avait des images de building high-tech flambant neuf, situés juste à côté, faites quelques minutes avant.
Je lui explique que je suis inoffensif en faisant des photos, il me croit. Il me parle du Pakistan et me demande
si j’ai envie d’y aller. Le sujet est explosif, j’élude. Il déteste le Pakistan, je lui explique que ce n’est pas le Pakistan
que je n’aime pas mais ce qui s’y passe et l’attitude de leurs autorités, ambivalente. Sur le port à marée basse,
c’est déjà Holi, la fête des couleurs. On a décoré les bateaux. Je photographie sans hâte, sans les heurter,
ils le sentent et me donnent en abondance, les pâtisseries et… les couleurs.
11 Mars 2009
J’ai appris aujourd’hui, qu’un homme a été poignardé à Colaba-Market la nuit dernière.
Holi, jour où beaucoup d’ Indiens boivent comme des damnés, est sujet aux débordements macabres.
12 Mars 2009
J'ai rencontré un Irakien, il prenait un taxi, la nuit. Je ne sais même pas de quoi nous avons parlé.
Nous étions là, étonnés et ravis de nous serrer la main comme deux gosses à qui l'on aurait interdit
pendant trop longtemps de jouer ensemble.
13 Mars 2009
Les contacts que j’avais sur Bombay se sont tous révélés inopérants.
J’ai épuisé le tout premier regard, normal, je me suis jeté dessus comme un perdu,
mais je me suis rendu compte que j ‘avais besoin de donner de la vitesse à mon cadre. C’est là que j’atteignais
quelques fulgurances sur ce que j’appelle « travelling ». La ville est immense, tant de choses à voir, à sentir, à vivre…
Tant de solitudes à caresser des yeux. La lutte est sans merci entre building hight-tech et slums en lambeaux.
La puissance, le pouvoir d’un côté, les nombres et l’atavisme de l’autre – bras de fer poignant – implacable.
Une chose me paraît certaine, la ville aura beau déployer sa mégalomanie, se surchauffer économiquement,
les bidonvilles ne cesseront pas de proliférer. Marché de fous, un building, un township.
Œil pour oeil et rien pour rien, chaque mètre carré à Bombay est un enjeu de vie ou de survie.


© Laurent Ouisse